Courage

J’ai passé les derniers jours à formuler et reformuler des phrases. Nous sommes tous bombardés d’information au quotidien, constamment sollicités. Nous savons que sur le continent africain, beaucoup trop de gens vivent dans la misère. Mais qu’est-ce que notre conception de la misère lorsque nous avons grandi dans un pays riche où l’on ne cesse de nous répéter, avec raison, que tout est possible? Nous avons beau lire sur le sujet, nous pouvons savoir, mais nous ne comprenons pas. Les mots qui feraient tout comprendre, je ne les ai pas. Toutefois, à travers mon expérience humanitaire, j’ai pris conscience des lacunes de ma compréhension personnelle et c’est sur celles-ci qu’est basée l’écriture de ce texte.
Chez nous, quand on est dans la misère, c’est que l’on manque de sous, de sous pour s’acheter ce dont on aurait besoin à l’épicerie ou à la pharmacie, par exemple. On le sait tous. C’est terrible de ne pas pouvoir combler ses besoins vitaux. Ce que je m’imaginais de l’Afrique, c’était cette misère à des proportions extrêmes. Toutefois, ce n’est pas exacte. J’ai la gorge nouée en écrivant ces mots. Au nord du Togo, alors que l’on est à peine à quelques heures de route des côtes, il n’y a rien. Au milieu d’une sécheresse étouffante, ils réussissent à cultiver un peu de riz, de maïs, de féculents… et puis s’en gonflent le ventre jusqu’à satiété. De l’eau, ils peuvent en trouver en marchant des heures sous le soleil cuisant. Bébé au dos, les femmes font la route vers le puit, avec leur contenant métallique sur la tête. Les tout-petits les accompagnent, les immitent avec de petits sceaux de plastique. Après tous ces efforts, ce n’est pas terminé, car l’eau recueillie est rarement potable. Ensuite, si l’on tombe malade, soit à cause de l’eau que l’on a bue, soit parce que l’on n’a rien à manger, soit parce que l’on a la malaria, ou contracté le VIH (là, on n’en parle même pas), où trouver les médicaments? Il faudrait rouler des heures à travers les chemins de terre crevassés que même les 4×4 ont du mal à traverser. Mais qui a une voiture? Mais où sont les taxis? Même quand il y en a, ils ne sont à la portée que des touristes ou des quelques riches, souvent amis du dictateur. Alors on se fait des tisanes à base de plantes aux bienfaits médicinaux. Où ça mènera? On n’en sait rien. Ça nous fait aussi réaliser l’importance qu’a pour ces peuples la forêt. Pour eux, la réponse à tout problème s’y trouve.

 

J’ai eu l’impression de visiter une autre planète, à une autre époque. M’avouer que tout le confort dans lequel je vis, on l’a créé en oubliant, voire au dépend de ces gens affamés, aujourd’hui cruellement ignorés, me fend le coeur. Voir les enfants, leur ossature exhibée dans ses moindres détails, le ventre gonflé, la bouche sèche, les dents pourries, pieds nus, recouverts de quelques morceaux de vêtements troués et ressentir de par leurs regards une force inexplicable, probablement l’expression de leur courage qui leur permettra de survivre… Ça m’attriste, ça m’atterre, que de les savoir encore dans leur isolement du monde, de savoir qu’ils resteront analphabètes; qu’ils travailleront d’arrache-pied pour mettre un peu de pain dans le ventre de leur progéniture, car ils auront une grande famille, évidemment. Savoir qu’ils rêvent de découvrir le monde; savoir qu’ils ne quitteront fort probablement jamais leur village. Savoir qu’ils devront lutter toute leur vie, qu’ils luttent déjà… Savoir que les jeunes de chez-nous sont encadrés, par des parents formidables ou par l’un de nos nombreux organismes de support; savoir que ces jeunes préfèrent errer en quête d’eux-mêmes en amplifiant des problèmes insignifiants pour justifier leur consommation. Nous ne sommes tellement pas conscients de la chance inouïe que nous avons…

 

Ce jour-là, j’ai donné toute la monnaie que j’avais sur moi au vieil homme dont la femme souffrait terriblement et à la jeune mère qui peinait à nourrir son nouveau-né. J’ai aussi donné aux petits garçons dont la candeur d’enfant avait été volée par les injustices de ce monde dont ils sont victimes. Je savais très bien que mon aide serait éphémère. Déjà, le lendemain, ils en seraient au même point. Pour faire ce voyage, mon copain et moi nous étions beaucoup renseignés sur le pays et sur la situation des gens. Nous avions été avertis que dans le nord du Togo, les conditions de vie étaient très dures. Malgré tout, mon homme avec un grand H n’a pas pu contenir ses larmes après que nous ayions vu de nos propres yeux l’ampleur de la vérité de cet avertissement. Il s’est effondré avant de s’endormir plusieurs soirs durant. Rien ne peut nous préparer à voir de telles atrocités. Le sentiment d’impuissance que l’on ressent fait si mal. On voudrait faire tellement, mais l’on réalise alors nos limites et l’on se sent si petit…

 

Nous pourrions croire que la solution à cette extrême pauvreté se trouve dans l’éducation. Toutefois, au Togo, il n’y a que deux universités publiques, l’une au nord et l’autre au sud. Pour les gens des villages, il est donc pratiquement impossible d’y avoir accès. Pour ceux qui habitent tout près de celles-ci, ils sont encore loin de pouvoir s’imaginer de meilleures perspectives d’avenir. L’éducation étant très abordable, au Togo, et le gouvernement dictatorial n’investissant pas dans son pays, il n’y a pas d’emploi. À l’université, dans les auditoriums de 600 places s’entassent aux aurores plus de 3000 étudiants, debouts, un peu partout, pour tenter d’entendre leur cours. Il n’est pas difficile de s’imaginer le taux d’échec… Et c’est sans prendre en compte le système archaïque qui calcule les résultats. Une secrétaire fait tout à la main. Pour avoir leurs notes, les élèves paient. Quand il y a des erreurs, le délai pour les faire corriger est si long que bien souvent la session suivante est déjà entamée, et il faut payer pour voir la correction… En résumé, l’université est un bel engin négligé avec soin par le gouvernement afin d’y garder les jeunes le plus longtemps possible pour recueillir plus de sous et occulter le manque d’emploi.

 

À travers ce gâchis de cerveaux dans les villes et cet absence de toute ressource qui tue les villages, les gens sont incroyables. Je me suis fait la promesse d’un jour faire un grand projet pour les aider à long terme. Pour l’instant, je décide de cesser de pleurer en pensant à eux, mais plutôt de vanter leur force. Je n’ai pas vu de mendiants, en Afrique. Tout le monde tente quelque chose. Ils vendent un peu de nourriture au marché ou s’ouvrent une petite boutique, ils vendent du maïs soufflé aux automobilistes dans le trafic ou essaient de s’auto-suffirent quand ils habitent loin des villes. Ils sont tous, sans exception, souriants, généreux et accueillants. Ce genre de trucs, ça nous rend gênés d’être blancs, gênés de notre passé et de nos propres comportements. Ça donne envie de changer ce sur quoi on a le contrôle, c’est-à-dire notre attitude face à la vie. Pour soutenir ces personnes qui respirent le positivisme malgré leur détresse, respirons avec eux le même souffle, et peut-être un vent nouveau soufflera enfin sur les politiques capitalistes égoïstes et destructrices qui mènent notre époque.

12 pensées

  1. Audrey! Que ce texte est touchant. Magnifique par son écriture, mais si poignant à sa lecture… Tu me fais réfléchir, tu nous remues, nous ramène à l’essentiel. Je suis pris d’émotion, chapeau pour nous dresser un portrait aussi juste d’une vie aussi injuste… Je t’admire. Merci Audrey. De: ton beau-père fier, très très fier (et hypersensible)

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  2. Ton texte est magnifique et m’apporte plusieurs réflexions. Je crois que tu arrives à montrer une réalité déchirante à travers cette expérience tout en laissant l’espoir de changements. Félicitation et j’espère lire d’autres de tes articles à l’avenir!

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  3. Mon petit coeur…Tu as sû voir plus profondéement que le premier regard de la pauvreté…je suis fier de toi. N’oublis jamais ce que tu as vu, cela te guidera toute ta vie. Les vrai valeur ne sont pas dans ce que les gens possèdent, mais bien dans leur coeur….les gens l’oublient vite ici.
    Tu l’as cruellement vu là-bas…et tu sauras mieux le comprendre ici aussi.

    Ton père qui t’aime profondément. xx

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  4. Ma belle fille, tu as su voir plus profond que le premier regard sur une pauvreté déchirante…
    et je crois que ça te guidera tout au long de ta vie.
    Il faut regarder les gens sans regarder la valeur de leur bien…. mais leur coeur.
    Tu le sais, ici les gens n’en comprennent même pas le sens tellement il comblent leur sentiment dans les boutiques. N’oublis jamais leur courage.

    Ton père qui t’aime profondément. XX

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  5. Ce que je lis ce soir c,est comme si j,étais la et je vois surement meme tres peux ce que tu as vu , vraiment félicitation ta déjà fait un ti changement d,en parler et partager ton voyage humanitaire félicitation mll Noiseux….TU nous fait réfléchir

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  6. Bonjour Audrey, J’ai été impressionnée et émue par la teneur de ton propos qui est la vie de misère d’êtres humains dirigés par des êtres corrompus sans humanité. Nous réalisons à quel point il est confortable de vivre dans un pays libre et « démocratique « . Bonne continuation, c’est toujours fort intéressant de te lire.Janine casaubon💟

    Envoyé de mon iPad

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  7. Oufff c’est quelque chose,comme tu dis on sait tous que la misère règne dans ces villages mais le vivre comme tu l’a vécu…. Tu m’as ému c’est tellement triste tout ça.Merci Audrey pour ton texte,nous y étions presque….

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